L'Autre Monde L.

Conseillé par (Libraire)
20 avril 2016

La morte amoureuse

Avec Les femmes du braconnier, on découvre une autre Sylvia Plath. On connaît Sylvia la dépressive, la créatrice, mais pas Sylvia l'épouse ou la mère. Claude Pujade-Renaud nous fait le portrait, à travers plusieurs voix, de cette femme plus vivace dans la mort que dans l'existence. Elle sait décrire les hauts et les bas avec justesse, comme quand, par le biais de la voix de la mère de Sylvia, elle se demande comment cette femme, qui se voyait vieille entourée de ses enfants, avait pu, quelques jours plus tard, décider de mettre fin à ses jours.
Mais il ne s'agit pas seulement de Sylvia Plath, car ce sont bien les femmes, et non la femme du braconnier, Ted Hughes, qui s'affrontent. Assia n'arrive que plus tard dans le texte. C'est le portrait en négatif de Sylvia. L'une est aussi brune et stérile que l'autre est rousse et nourricière. Quand Sylvia ne trouve de véritable félicité qu'en enfantant, Assia se fait avorter dès qu'elle sent s'éveiller en elle le moindre embryon. Mais toutes deux recèlent un charme animal, presque primaire, et quelques démons bien sûr.
Assia souffre de n'être qu'un ersatz de Sylvia : elle ne sera jamais aussi talentueuse, se retrouve mère de substitution de ses enfants, vit dans son ombre, dans son appartement, dort dans ses draps, et ne passe qu'après elle dans les bras de Ted, épicentre de ce trio. Ted, ce braconnier, aussi animal que chasseur, attiré comme effrayé par le "rayonnement mortel" de Sylvia. Écrivain régulier, qui ne connaît pas la page blanche que Sylvia redoute tant. Elle reconnaît en lui son âme soeur, sa raison de vivre, s'enferme dans son couple sans réaliser qu'elle construit sa propre prison. Mais Ted est comme une bête sauvage : il ne peut prospérer en captivité.
Claude Pujade-Renaud nous fait rencontrer des êtres fascinants de complexité. Elle plonge au coeur de l'oeuvre de Sylvia Plath sans lui ôter son mysticisme ni sa profondeur. Elle n'analyse pas ses personnages et nous laisse le soin de les comprendre - ou du mois d'essayer. On se laisse glisser dans ce roman comme on se laisse glisser dans la mélancolie.

Conseillé par (Libraire)
20 avril 2016

La fureur de vivre

Ceci est la lettre d'un vivant à un mort, le récit de leur amitié, avec un troisième larron. Le narrateur n'est pas un personnage exigeant : il laisse entrer l'Estropié dans sa vie, sans poser de question, dit qu'il l'a accueilli "à bras ouverts", vit une relation indifférente avec une femme, et ne semble pas déçu de réaliser qu'il n'écrira jamais son grand oeuvre. Il laisse entrer le destinataire de la lettre de la même manière dans sa vie : le fruit du hasard qui l'a fait le croiser dans la rue. Mais cet ami désormais mort, Pedro, ce poète aussi maudit qu'on puisse l'être, est justement trop exigeant.
Il prend et prend encore, ne laisse jamais la parole aux autres. Son histoire ne laisse pas de place à celle de ses amis, son mal de vivre ne laisse de place à rien d'autre. Il prend ce que l'Estropié a de plus précieux et le donne à des femmes qui n'en n'ont rien à faire. Et surtout, il prend les textes des autres, récite les vers des autres poètes, qu'il s'approprie, comme il s'approprie le rôle du facteur ou du cireur de chaussures. Il accapare aussi dans la mort, obnubilant ceux qu'il a laissés sur terre, et auxquels il a laissé son souvenir.
Mais peu à peu, on se rend compte qu'il donne aussi à sa façon. Il donne le sourire à la vendeuse de cigarettes, il donne la consolation et redonne la voix à une celle qui vit son premier chagrin d'amour, il donne sa dernière larme à Madame Armand, il donne aux enfants des textes dont ils déclameront les fragments pour mieux détrousser les passants, et enfin, il donne ce qu'il n'avait jamais donné auparavant : des textes originaux, la Parabole du failli, à la dédicace aussi inachevée que son existence, dédiée à une femme, peut-être dédiée à la femme.
Le roman est empreint de lyrisme, de poésie. Il le serait même si l'on avait pas le plaisir de retrouver des extraits de poésie qui ponctuent agréablement le récit. Cette lettera amorosa amicale n'est pas le récit des reproches des vivants à un mort, quoiqu'ils lui en veuillent, mais bien un hommage à la vie, même dans ses excès, dans ses déceptions, ou dans ses malheurs.

Conseillé par (Libraire)
20 avril 2016

Des ours et des hommes

Un peu plus loin ensemble, c'est l'histoire d'une amitié originale entre un ours blanc et un Indien. Ils pêchent ensemble, et se partagent leur butin le soir venu. Mais leurs amis respectifs estiment, chacun de leur côté, que ce partage n'est pas équitable : qui devrait avoir le droit de garder le plus grand nombre de poissons, l'ours qui a naturellement besoin d'en manger davantage ou l'homme, qui doit nourrir sa tribu en plus de lui-même ?
Cet album fait suite à Debout sur l'eau, paru en 2015, qui voyait se former l'amitié entre ces deux personnages que tout aurait dû opposer, autour de la construction d'un bateau capable de les transporter ensemble sur la rivière. Yun l'Indien apprenait alors à son compagnon que chaque chose mérite d'être faite en son temps, et surtout dans le respect de la nature qui les entoure, et d'autrui.
Dans cette continuité, Hyacinthe Reisch propose un nouvel enseignement à ses deux héros, le partage : cette histoire est une ode à la nature et aux traditions ancestrales, à une existence qui repose justement sur le partage, et non sur le profit. Au fil des mots, l'idée de la tolérance creuse aussi son sillon. Le débat est réfléchi, repose sur le dialogue, et ne nécessite jamais de recours à la violence. Hyacinthe Reisch n'est pas un donneur de leçon : il n'impose jamais de vision à son lecteur, mais l'invite plutôt à la réflexion, donnant à son album des allures de premier conte philosophique.
La technique d'illustration, à l'encre de chine, est rehaussée de touches écarlates. Le résultat est efficace et épuré, en adéquation parfaite avec l'histoire que ces images accompagnent. Là aussi, c'est un vrai retour aux sources que nous propose Hyacinthe Reisch. En effet, il en profite pour nous faire découvrir une autre culture, un autre peuple, et une faune nombreuse, le tout dans une nature harmonieuse et luxuriante.

1. Le sang jamais n'oublie

1

Gallimard Jeunesse

16,00
Conseillé par (Libraire)
20 avril 2016

Paris s'est éveillée

Larispem, c'est Paris en 1899. Oubliez l'Histoire telle que vous la connaissez : dans cet univers, les insurgés ont pris le pouvoir lors des événements de la Commune, et la classe dominante est désormais celle des louchébems, ou bouchers. C'est dans ce monde que vivent Carmine, apprentie louchébem, et Liberté, mécanicienne, toutes deux amies et maraudeuses la nuit tombée, à la recherche de trésors de l'Ancien Régime à revendre. Lors d'une de leurs sorties nocturnes, elles découvrent un livre qui semble être convoité par les Frères de Sang, qui, à la veille du siècle nouveau, complotent pour prendre leur revanche sur ce nouveau régime qu'ils ont refusé d'adopter. Cela aurait-il un rapport avec la maladie étrange qui touche les pensionnaires de l'orphelinat dans lequel a grandi Nathanaël ? Lui aussi décide de mener l'enquête !
Lucie Pierrat-Pajot réinvente l'Histoire tout en nous la faisant redécouvrir. Elle mélange l'argot – bien réel ! des bouchers du XIXème siècle ainsi que ses grandes figures, notamment Jules Verne, avec des éléments historiques complètement imaginaires, qui vont des inventions révolutionnaires aux discours politiques qui auraient pu exister si l'histoire avait eu lieu autrement.
Elle met en scène des héroïnes fortes, de vraies aventurières qui, dans une société qui prône l'égalité en toute chose, essaient de faire valoir l'égalité des sexes autant que celle des classes, en montrant qu'elle ne valent pas moins que les hommes bien qu'elles évoluent dans des univers typiquement masculins – un sujet remarquablement d'actualité pour un roman qui se passe il y a plus d'un siècle. Loin de faire de Larispem une société utopique, Lucie Pierrat-Pajot nous donne à réfléchir sur notre propre Histoire ; elle a l'art d'inventer un autre monde, tout en faisant que celui-ci reste profondément ancré dans notre réalité.

Actes Sud

26,00
Conseillé par (Libraire)
16 avril 2016

La musique endurcit les moeurs

Confiteor est une confession, celle d'un homme, Adrià, qui perd ses souvenirs et qui décide de les partager une dernière fois avec son ami, Bernat, avant qu'ils ne disparaissent définitivement. Or, toute l'existence d'Adrià tourne autour d'un même objet : un violon. C'est une véritable passion, presque destructrice, qu'entretient Adrià avec le précieux instrument, pour lequel il trahira tout, y compris la femme de sa vie, Sara, véritable destinataire de ce récit confessionnel.
En effet, le véritable héros de ce roman est le violon plus que l'homme qui l'a possédé ou que tous ceux qui l'auront fabriqué, touché ou seulement convoité. On se retrouve ainsi au cœur d'une fresque historique grandiose, d'abord en pleine Inquisition, quand le bois dans lequel le violon sera taillé est encore à l'état d'arbre, on voit ensuite l'instrument traverser la dictature Franquiste, la Seconde Guerre Mondiale, avant de connaître enfin l'apogée de son pouvoir sur les hommes quand il rentre dans la vie d'Adrià ; car si ce violon est exceptionnel, ce n'est pas seulement grâce au bois dont il est fait, sa facture, ou sa musicalité, mais parce que cet instrument et taillé dans les passions humaines.
Jaume Cabré n'hésite pas à nous questionner sur cette humanité, sur le Mal profond qui la ronge, confondant les genres avec autant de talent que les intrigues ; car littérairement, Confiteor est aussi exceptionnel que l'instrument de musique dont il retrace l'histoire. Outre son intrigue complexe, la richesse de Confiteor s'observe aussi sur la forme. Jaume Cabré transgresse les lois de la narration pour mieux la réinventer. Il a le don de passer d'une période historique ou d'un point de vue à un autre, parfois dans la même phrase, avec une facilité déconcertante, et ce sans jamais perdre son lecteur. C'est sans doute ce qui rend l'exercice de style fascinant – d'autant plus quand il est réalisé à la perfection.