1.?>Printemps 1910New York
Le ton de la conversation était poli, feutré, parfaitement en accord avec le cadre : une vaste bibliothèque aux murs partiellement couverts de livres reliés de cuir fin, encadrant une cheminée en marbre. Une immense baie vitrée laissait entrer la lumière dans la pièce, protégée des regards indiscrets par des voilages légers.Une voix dit d'un ton plaintif :— Il nous faut une devise.— Oh non, encore ! répondit une autre voix. Et à qui s'adresserait cette fameuse devise, Alan ? Où l'écririons-nous ? Au-dessus de quel manteau de cheminée la ferions-nous graver ?L'homme d'un geste large désigna la pièce où ils se réunissaient, ses hauts plafonds et ses boiseries d'une simplicité presque austère.— Une devise paraît plutôt inappropriée pour une société secrète qui souhaite passer inaperçue. Si nous tenons absolument à avoir une identité propre, je pense que nous ferions mieux de trouver d'abord une profession de foi !Cela faisait trois mois maintenant que cette discussion durait, depuis la réunion du jour de l'an où la nouvelle organisation avait été officiellement créée. La plupart des onze hommes réunis dans la pièce en avaient assez.Celui qui avait lancé le sujet n'en démordait pas :— Nous savons tous pourquoi nous sommes ici, Maxwell. Une devise renforcerait nos liens, nous rappellerait notre but. Nous éclairerait dans l'obscurité.— Une lampe fera aussi bien l'affaire, répliqua Maxwell.Quelques rires étouffés se firent entendre, vite masqués par des toux discrètes. Les onze membres présents avaient depuis longtemps atteint l'âge mur. Leurs visages ridés étaient encadrés de cheveux gris. Pourtant ils étaient tous vigoureux, pleins d'énergie, et se présentaient fièrement comme les leaders de leur génération, les forces vives de la haute société de Manhattan. Ce qui les différenciait des autres membres de la même classe sociale qu'eux ne se voyait pas à l'œil nu : c'était une détermination particulière, une sévérité dans le comportement qui les rapprochait plus de leurs ancêtres puritains que du milieu où ils évoluaient tous les jours.Leur chef, un homme encore jeune, rasé de près, vêtu d'un costume sombre de bonne coupe, leva la main.— Voyons, messieurs, dit-il d'une voix apaisante, je suis sûr que nous trouverons une devise le moment venu. Après tout il vaut mieux ne pas nous hâter : la postérité ne nous saurait pas gré d'une formule choisie à la hâte... Pour l'heure il importe davantage de passer à l'ordre du jour. Voulez-vous prendre place ?Les onze hommes se réunirent autour de la grande table d'acajou sur laquelle était étalée une carte en trois couleurs des Etats-Unis. A côté se trouvaient une bible et une épée étincelante en acier trempé dont la pointe reposait sur le livre. Sa garde de style hindou indiquait, pour les connaisseurs, que l'arme avait été forgée entre les années 300 et 600 de notre ère.— Seigneur, nous vous implorons de bénir notre réunion. En silence nous avons assisté au gâchis de la noblesse de l'humanité. En silence nous avons supporté les épreuves qu'a dû subir l'Ancien Monde, les ténèbres rampantes qui venaient sur nous.A New York, en Amérique, ils étaient en sécurité. Mais ces hommes regardaient au-delà de leurs propres murs, ne craignaient pas d'affronter l'ennemi qui les surveillait peut-être d'un œil affamé... jaloux. Et dont les ombres sinistres s'étendaient sur l'Europe, se dirigeaient vers le Nouveau Monde. Eux le savaient, même si leur gouvernement n'en avait pas encore pris conscience.— Nous sommes restés silencieux face aux malveillances destinées à annihiler la gloire de votre création. Et c'est en silence encore que nous nous rassemblons aujourd'hui pour protéger ceux qui veulent rester fidèles à la noblesse de leur nature, ceux qui, démunis devant le serpent du mal, ont besoin de votre épée ardente et de votre justice impitoyable, enfin ceux qui ignorent qui ils sont vraiment. Nous sommes le rempart du nouveau monde contre l'ancien, nous vous prions de bénir nos mains et nos armes, afin de montrer à tous le vrai chemin.