Ca sent le tabac

Bernard Jannin

Champ Vallon

  • Conseillé par
    8 février 2011

    Totalement à contre-courant de la pensée dominante actuelle politiquement et tabagiquement correcte, Bernard Jannin raconte donc toute la vie de son personnage, par le biais de son amour du tabac. Tout y passe, la cigarette, la chique, la pipe et en point d'orgue, le cigare, le havane. Non-fumeur de puis très longtemps, je n'ai pas ressenti de nostalgie, mais certaines scènes me sont connues : les cigarettes échangées dans la cour du lycée, les paquets au service militaire, ...

    Si vous êtes allergiques physiquement ou intellectuellement au tabac, ne vous effrayez pas, ce livre à un atout supplémentaire -si tant est que l'on puisse accoler les deux termes tabac et atout-, il est formidablement écrit. Bernard Jannin fait preuve d'un style littéraire particulièrement soigné. Par exemple : "Il avait beaucoup consumé de tabac pendant une longue partie de sa vie, sans pour autant souhaiter jamais qu'on incinérât sa dépouille après sa mort. Il estimait qu'il aurait produit auparavant suffisamment de cendre et de fumée comme cela." (p.9) Ces phrases qui sont les toutes premières du livre m'ont personnellement donné l'envie de poursuivre, sûr de trouver une belle langue, des mots bien placés, bien servis par des adjectifs et des verbes bien conjugués ; d'ailleurs, n'est-il pas beau ce subjonctif imparfait ?

    La suite ne m'a pas déçu, même si certains passages sont plus difficiles à comprendre, le plaisir de lire de belles phrases est toujours présent. Voici un second extrait que je ne résiste pas à vous proposer : la maman du "héros" du livre est enceinte de lui, mais ne peut l'accepter. L'auteur, suite à des détours linguistiques, prend la métaphore du voyage dans l'espace pour raconter la vie in utero de son personnage :

    "Comme on avait tenté plusieurs fois de faire retourner le petit voyageur au néant avant même qu'il en fût sorti, il s'était arrangé de drôles de positions dans la trompe de lancement, ensuite dans sa capsule. Sous peine d'être expédié sans scaphandre dans le vacuum [...], tantôt il se recroquevillait pour parer les coups bas de terriens équipés en faiseurs d'ange, tantôt il s'appuyait de toutes ses forces de la tête et des quatre membres contre la paroi de sa bulle de croissance afin qu'elle ne cédât pas avant l'heure.Et lorsqu'il repliait ses petits poings pendant les pauses, celui contre sa poitrine l'était sur un coeur à la chamade, inquiet de ce qui risquait d'arriver d'un moment à l'autre. Celui devant sa bouche, pas dans l'intention d'une succion du pouce mais pour se mordre déjà les doigts. Sans que l'aventurier involontaire négligeât pour autant d'accumuler des réserves en vue du voyage, dans un sens ou dans l'autre, aux périodes où sa génitrice s'abandonnait à l'idée qu'elle était fusée porteuse." (p.18/19)

    Pour finir, au détour d'une phrase sibylline, on peut comprendre -mais on peut aussi se tromper- que finalement, ce récit est en partie autobiographique : "... il balançait entre les deux : que son saint patron, politicien en quelque sorte autant que lettré et arpenteur inlassable, se disait être "la chimère de son siècle" ; et que, si on ne fumait pas à l'époque, néanmoins ce cistercien-là en avait dans le cigare..." (p.112) Quelques recherches vite menées sur "la chimère de son siècle", le saint patron du narrateur, nous mènent vers Saint Bernard de Clairvaux ; et enfin, si on poursuit "l'enquête" en allant sur la page de l'auteur sur le site de l'éditeur, les soupçons deviennent très forts. Ceci uniquement pour finir sur une note anecdotique, puisque finalement, peu importe que tel ou tel récit soit autobiographique ou totalement inventé ; ce qui compte, c'est la qualité du livre. Et là, elle est indéniable.